Le nombre même des citations est peu crédible (Le site Babelio en propose 183 au débotté). On en croirait que le physicien a consacré son existence à pérorer aux comptoirs des brasseries dans l’attente de se faire expulser par le col de la chemise. Or nous savons qu’il s’est distingué dans de toutes autres entreprises.

Certaines des citations mises en avant ont un air de plausibilité qui laisse planer le doute, comme par exemple l’affirmation sur les abeilles et la fin de l’espèce humaine, tellement à la mode. Cependant, le caractère définitif de la déclaration, sur un sujet assez distant de la physique fondamentale surprend de la part d’un rigoureux savant. De plus, il semble n’en exister aucune trace antérieure à 1994 et de nombreux sceptiques l’attribuent plutôt à un gang d’apiculteurs belges des années 90 (référence introuvable).

D’autres seraient des citations avérées, mais d’auteurs différents, lesquels vont de Mark Twain à Emmanuel Kant, faisant du pauvre Einstein une sorte de fourre-tout des idées profondes qui vont clouer le bec à mon interlocuteur puisque c’est Einstein qui l’a dit et c’était quelqu’un de connu parce que bon.

C’est très intéressant car cela illustre un phénomène qui m’était inconnu jusqu’à la semaine dernière et que l’on nomme l’effet Matthieu (Matthieu 25 :29) . Le bel effet est utilisé pour décrire comment le nom d’un savant renommé va avoir tendance à attirer autour de lui les mérites de ses congénères, au détriment de ses derniers. A l’image d’un corps massif qui domine son environnement gravitationnel, Einstein arbore sur le web la stature d’un Jupiter, pendant que Kant endure sa disgrâce, prisonnier de l’obscur cortège des planètes naines.

On rencontre même fréquemment une citation incroyable dans laquelle Einstein exprime son ravissement pour les pouvoirs de l’astrologie. Pour quiconque possède une vague idée de la circonspection qu’implique la démarche scientifique, la paternité de cette déclaration est fortement douteuse. Il est d’ailleurs rigolo de voir la renommée d’un esprit scientifique utilisée pour honorer une croyance irrationnelle. Le paradoxe est savoureux, mais ne réprime pas le succès de la supercherie. Et c’est un autre phénomène qui est ainsi illustré : l’argument d’autorité, qui dispense le rhétoricien peu scrupuleux de justifier le fond de son affaire, en invoquant le pouvoir de la notoriété. Cette manœuvre était régulièrement utilisée dans les temps anciens, mais depuis la Renaissance on préfère en rire. On la retrouve aujourd’hui comme articulation maîtresse dans les discours des prédicateurs.

On se demande s’il faut se réjouir qu’un grand homme de science soit devenu si populaire ou s’embarrasser de ce que certains fassent si mal la distinction entre un savant et un bouddha.