Lonely

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L’avènement à la fin du 20e siècle de la toile mondiale a fait don au genre humain d’un outil nouveau, qui a ceci de commun avec les plus anciens d’être à double tranchant.

Après des millénaires passés à s’entretenir avec les dieux et observer la parole des princes,

des générations à prendre l’avis des experts et considérer le jugement des académies, l’humanité se parle désormais à elle-même, avec plus ou moins de bonheur et pour des résultats souvent inattendus.

Tel est le cas du Lonely Web, cette catégorie de contenus à popularité nulle, de sites que personne ne consulte, de blogs que personne ne lit et de vidéos que personne n’a vues. On y trouve également des pétitions pour des causes perdues qui n’ont aucun signataire, des comptes twitter que personne ne suit et des applications que personne n’a jamais téléchargées.

Et ces contenus ne seraient pas rares : il se dit que la moitié du web en est constitué.

Il est d’abord tentant de considérer ces publications comme des déchets, des sous-produits numériques, de la poussière digitale. Mais après réflexion, on y découvre un intérêt proche de la subversion. Dans un monde où l’information se confond avec la viralité et où le regard est orienté par des œillères algorithmiques, l’existence de lieux solitaires qui ne sont destinés à personne exhale un parfum d’authenticité.

Bon alors évidemment le résultat n’est pas terrible. On y trouve des choses qui n’ont d’intérêt que pour leurs auteurs, et encore on se le demande, tant elles sont triviales.

Un intérêt qu’il est possible de trouver à ces objets est la certitude de ne pas avoir affaire à un influenceur. Cette constatation apporte de la fraîcheur et une forme de sérénité. Un peu comme après avoir quitté l’autoroute, on se retrouve égaré aux portes d’une carrière abandonnée face à l’opportunité d’un instant hors du temps.

On y trouve le charme mélancolique des endroits non fréquentés. Les débusquer s’apparente à la découverte d’une ville inconnue, ayant renoncé à la facilité du guide touristique pour partir au hasard des rues, et débouchant soudain sur une zone de friche industrielle où s’affichent pour un public de vagabonds, d’incompréhensibles œuvres de street art sur les murs en ruine d’un entrepôt.

On y trouve aussi parfois des choses qui dépassent la trivialité, comme cette vidéo d’un éléphant évoluant dans l’espace orbital au son du Clair de Lune de Debussy, ou encore cette chaîne d’un Japonais, auteur clandestin de 20 000 vidéos de chats.

Tant que j’y pense, quelqu’un s’est-il penché sérieusement sur ce fanatisme injustifiable pour les vidéos de chats ?

Est-on en présence de l’expression ultime de la pop culture ? Paradoxalement, le fait de s’y intéresser apporte à ces contenus une visibilité de nature à détruire leur marginalité, comme si le succès était une forme de virus, un destructeur d’authenticité.

Il y a longtemps déjà que tout un chacun peut accéder à ses 15 minutes de célébrité. Peut-être pour se démarquer véritablement dans les années 2020, faudra-t-il être un anonyme magnifique, une entité digitale que personne n’aura cliquée, qu’aucun moteur n’aura référencé.

Et personne ne le saura, ce qui en fera toute la saveur.

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